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culte chamanique karen

culte chamanique Karen

Missionnaires

culte chamanique karen. Les missionnaires baptistes américains auront tenté, en vain, de convertir les Karen de Létongku, village de 1500 âmes, isolé dans la jungle thaïlandaise, à 1 km de la frontière birmane dans la chaîne des Monts Dawna. Le culte qui y est pratiqué par le mouvement millénariste Telakhon a été fondé en Birmanie dans les années 1850 par un prophète appelé “Pu Chaik” ou grand-père/Bouddha.

Elle compte 16 000 adeptes répartis entre trente-et-un villages en Birmanie et trois en Thaïlande.
I’isi ou prêtre est considéré comme un dieu vivant, le dixième d’une lignée de chefs religieux.
Pourtant le peuple karen, (groupe ethno-linguistique des Tibéto-birmans) offre un terreau idéal aux évangélistes : cosmogonie très proche de la Bible, à savoir le mythe du fruit défendu dans le jardin de la création consommé par le premier couple Karen appelé “Etokara et Etokasi”(comme le Ciel, comme la Terre), le mythe messianique du “frère blanc” qui doit apporter le “Livre d’or” ou Ecritures sacrées. A Létongku, 10 familles (sur 216) ont été converties.

Le chef religieux
Le chef religieux qui a siégé au temple de Letongku jusqu’en 2011 s’appelle Monnae (l’oncle qui est devenu bonze en langue karen). Né en Birmanie; il a été choisi parmi ses disciples par son prédécesseur décédé en 1989. L’interprétation des rêves joue un rôle primordial dans la prise de décision: Monnae, par exemple, porte une robe blanche et non jaune car dans un rêve, le huitième et le neuvième chaman lui sont apparus simultanément (cas unique), le huitième lui défendant de porter la couleur jaune, le neuvième l’y autorisant.

temple de Letongku village karen Thaïlande
Dans le village karen de Letongku, le chaman et ses fidèles chiquant du bétel

Fêtes et règles de vie au temple

Le chaman est entouré d’une dizaine de disciples ou novices âgés de treize à vingt-huit ans qui sont à son service pour un minimum de trois ans et trois mois, participent aux cérémonies rituelles, aux corvées ménagères, fabriquent des paniers à offrandes, travaillent la terre et le jardin potager appartenant au temple. La règle de vie communautaire est assez stricte : deux repas par jour en temps normal et un seul en période de Carême qui correspond à à la saison des pluies. Un interdit scrupuleusement observé dans tout le village prohibe l’élevage d’animaux domestiques (poules, canards, porcs, buffles, vaches) pour la consommation. La chasse du petit gibier (devenu rare) dans la jungle proche est autorisée : la viande de singe, de porc-épic, de rat de bambou, de crevettes, de poisson est consommée par les laïcs. L’isi, lui, n’a droit qu’aux fruits et légumes de son jardin, au riz et au maïs cultivés près du temple. L’alcool est absolument proscrit dans tout le village. L’isi est célibataire bien que le huitième l’isi Jae Ya, (celui qui a reçu l’autorisation de devenir prêtre en langue karen) prit femme et eut deux enfants. Il lança une attaque à titre de représailles contre les Birmans, persuadé de son invincibilité- (se référer au mouvement de la God’s army de frères jumeaux karen âgés de neuf ans)- dû son état d’être divin pour finir enlevé, puis assassiné par la KNU (armée séparatiste Karen National Union) le tenant pour responsable de la mort de plusieurs combattants du mouvement de libération. Les novices ne sont pas autorisés à pénêtrer dans la maison de laïcs. Ils doivent se laisser pousser les cheveux et les nouer en chignon ceints d’un foulard blanc, au-dessus du front.

Le cycle des lunaisons rythme la vie religieuse et profane selon un calendrier défini par le premier chaman qui a la forme d’une planchette perforée sur laquelle l’isi déplace un bâtonnet chaque jour; le premier jour de la semaine est un dimanche, les jours néfastes indiqués par des petits trous. Lors de la pleine lune et de la nouvelle lune, les fidèles se rendent au temple situé à l’extérieur du village chargés d’offrandes: canne à sucre, ananas, le bétel cultivé et chiqué en abondance, noix de coco, bougies en cire d’abeille confectionnées artisanalement.

Importance des enfants et de la cire d’abeille 

Il faut remonter au premier chaman pour comprendre l’importance de la cire d’abeille pour les habitants de Letongku. L’armée birmane ayant envahi le pays des Karen, les habitants se réfugièrent dans des grottes en forêt. Un enfant nommé Kwo We caché dans une grotte demanda qu’on lui procure de la cire d’abeille. Il en confectionna une bougie qu’il alluma, La conséquence fut immédiate: les soldats birmans tombèrent dans un profond sommeil. Les Karens purent donc prendre la fuite. Qui plus est une marque blanche apparut sur le cou des Birmans. Le groupe de Karen mené par Kwo We continua sa route vers l’Est et traversa la rivière Suriya. Ils décidèrent de créer le village de Letongku à son emplacement actuel «Letongku » signifiant « falaise au-dessus de la cascade ».  Kwo We fut proclamé le premier chaman de Letongku.

Un jour, un villageois à la recherche d’une de ses vaches qui avait disparu en forêt rencontra un garçon qui lui offrit son aide. L’enfant lui demanda d’aller chercher de la cire d’abeille pour en faire une bougie qui lui permettra lui dit-il de retrouver sa vache. Le propriétaire ne le crut pas et continua son chemin. Il marcha des heures dans toutes les directions sans succès. De retour chez lui, il raconta à sa femme qu’il avait rencontré un enfant dans la forêt qui lui avait demandé de lui procurer de la cire d’abeille. Sa femme conseilla aussitôt à son mari d’aller retrouver l’enfant et de lui donner ce qu’il voulait. Le jeune garçon en fit une bougie qu’il planta dans le sol sur place. De retour chez lui, l’homme à sa stupéfaction retrouva sa vache arrivée avant lui. L’enfant nommé Jae Beu devint le troisième chaman de Letongku.

La cire d’abeille récoltée en forêt à la saison chaude est très précieuse. Elle peut servir à se racheter en cas de faute grave comme l’adultère: le couple fautif doit, entre autre, offrir une bougie de trois kg au chaman après avoir été banni du village pendant trois ans.

Tenue vestimentaire

La tenue vestimentaire lors des cérémonies religieuses est, pour les hommes, la tunique blanche, symbole de pureté; les femmes mariées portent une robe rouge tandis que les jeunes filles sont en blanc. Elles ont un statut inférieur aux hommes, reléguées au second plan lors des cérémonies, discrimination que l’on retrouve parmi de nombreuses ethnies animistes qui considèrent que le sang menstruel est impur, et donc pourrait souiller l’aire sacrée.

Les sept points sacrés

Les sept points sacrés du temple où sont déposés les offrandes (trois bougies et trois fleurs) et où sont pratiqués les dévotions sont :

1. Le premier point correspond à la naissance des êtres humains. Cet autel est associé au dimanche, le premier jour de la création de monde. Des batonnets plantés dans le sol entourés de cailloux le matérialise, signifiant par là que l’on souhaite que les enfants qui vont naître vivront longtemps comme le bois et la pierre qui sont des matériaux durables.

2. La maison dite “pure”, sans tâches: c’est le logement où dort le chaman. Avant d’y pénétrer, il doit se peigner soigneusement, procéder à des ablutions. A l’intérieur, un feu qui est entretenu par les novices. Se référer à la coutume des femmes thaï, birmane et  lao qui veut que après l’accouchement, la mère se tienne près d’un feu, symbole de vie (tradition appelée you faï en thaï). L’enfant, comme le feu, vit et est prêt à grandir.

3. Les fondements du bouddhisme: c’est un autel en bois, dédié au Bouddha, au Dharma et au Sangha.

4. Les Trois Joyaux du bouddhisme (Ratanatraï): on y célèbre l’unité des trois joyaux symbolisés par une colonne en bois.

5. Une statue de Bouddha originaire de Birmanie commémorant celui qui a renoncé pour montrer la voie aux hommes.

6. Les Trois Corbeilles ou Canon bouddhique (Tripitaka) où les fidèles s’engagent à faire le bien et demandent protection.

7. Un pont : composés de deux planches disjointes, la première correspond au pont terrestre, la deuxième au pont celeste. En se déplaçant du premier pont vers le deuxième, ceux qui ont commis de mauvaises actions risquent de tomber en enfer. Par contre, s’ils se sont montrés vertueux, les dieux les aideront à franchir ce mauvais pas. Le pont est la dernière étape de la vie.

L’importance de l’animal dans le bouddhisme et l’hindouisme n’est pas propre à ces religions. Elle est encore plus grande dans l’animisme, où l’animal totem devient le protecteur de la communauté. En l’occurence, une paire de défenses d’éléphants gravées à l’effigie du Bouddha trône près d’une serie de statuettes de l’Eveillé. Elles auraient été offertes par un bonze karen en hommage à l’isi Jae Ya.

Un dieu vivant
Le Nouvel An à Létongku a lieu un mois avant le Nouvel An traditionnellement fêté en Asie du Sud-Est à partir du treize avril (songkran en thaï). C’est l’occasion pour les adeptes de l’ordre Telakhon -à l’instar des religions indiennes où la nature est divinisée – de toute la région de remercier l’esprit des eaux de bien vouloir leur fournir l’eau nécessaire à la vie en déposant dans le ruisseau qui traverse le village, des petits radeaux en bambou chargés d’offrandes (sucreries, riz). C’est ce jour que l’on prend la mesure de l’état quasi divin de l’isi: les hommes âgés lui lavent les pieds dans un bain de turmeric (curcuma). Les statues de Bouddha sont aspergées avec le même liquide, les novices et le chaman s’inclinent devant le stoupa qui contient 8 cheveux de Bouddha.

culte chamanique coiffure karen
un fidèle du culte chamanique Létongku

2007: seuls les végétaliens sont admis au temple
En 2007, le chaman décrète unilatéralement que seuls les végétaliens pourront pénétrer dans le temple et participer aux cérémonies, règle qui doit durer 3 ans et 3 mois. Passé cette période, les non végétaliens représentant la majorité des habitants de Létongku devraient donc pouvoir avoir accès au temple.

 Arrivée de Hmong des USA

Fin 2009, un Hmong américain originaire du Laos réfugié aux US vient à Létongku accompagné de deux Hmong thaïs qui lui servent de guide et interprète. Il est investi d’une mission par son clan et surtout par le chaman de son clan qui a fait un rêve, à savoir que les Hmong de ce clan seraient originaires de cette région frontalière, un retour aux sources en quelque sorte, et que les Karen de Letongku sont leurs frères de sang. Il faut dont les aider. Cet émissaire n’est pas venu les mains vides, Il a récolté une grosse somme d’argent aux USA (30 000 $), des donations privées afin de construire un temple à l’identique de celui qui se trouve à Létongku en plus vaste mais côté birman à deux kms de la frontière thaïlandaise. De petites maisons en bambou sur pilotis ont été construites autour du temple pour accueillir les fidèles.

L’un des membres de la communauté Hmong s’est même converti au culte, porte les vêtements traditionnels que l’on voit à Létongku. Des jeunes filles sont ordonnées nonnes temporaires. Le temple a été inauguré en avril 2011 en présence des militaires birmans. Ces nouveaux venus de l’ethnie Hmong si éloignés des Karen tant par la distance que par les traditions et la langue viennent, peut on penser, à point nommé pour contrer l’influence des missionnaires chrétiens et permettra l’ordre Telakon de prendre son essor. Hélas, l’intransigeance du chaman impose que tous les fidèles soient végétaliens à vie pour pouvoir participer aux cérémonies rituelles alors qu’il avait décrété qu’il fallait l’être pendant une période de 3 ans et 3 mois seulement! Il faut savoir que la majorité des habitants de Létongku consomment de la viande et du poisson sans laquelle ils ne trouveraient pas l’énergie nécessaire pour travailler. Le nouveau temple en Birmanie devient le refuge des orthodoxes. La scission est inévitable. Une vingtaine de familles de Létongku abandonnent leur maison, la mettent en vente ou la démantèlent. Ils vont désormais vivre dans de modestes maisons en bambous sur pilotis construites autour du nouveau temple.

 Novembre 2011

Nous, à savoir un groupe  de quatre voyageurs et moi–même assistons au départ des fidèles végétaliens et de Monnae pour le temple flambant neuf à quelques kms de Létongku de l’autre côté de la frontière. Nous sommes les témoins d’une scène incroyable : Les hommes s’allongent  sur le ventre à la sortie du temple afin que leur leader spirituel leur marche dessus, une vénération sans bornes au grand dam des habitants de Létongku qui ne souhaitaient pas ce départ. La question de la succession et de l’avenir du culte s’est naturellement posée. Qui allait remplacer Monnae ? Quelques mois plus tard, Un nouveau chaman est nommé, mais sans le charisme du précédent…. Ne se sentant pas à la hauteur de sa tâche, il quittera ses fonctions en 2023 pour laisser la place à un jeune autoproclamé chef spirituel âgé de seulement de 15 ans!.

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Anniversaire de l’isi (le chaman)

Début décembre 2012, deux voyageurs et moi-même sommes cordialement invités à l’anniversaire de Monnae (63 ans) dans le village birman de Kui Le To. La balade depuis Letongku est superbe. La piste, assez large pour les motoculteurs et les motos, traverse des plantations de palmiers aréquiers, des bananeraies, des bambouseraies et des ruisseaux à l’eau limpide. Il n’est pas rare de croiser des bonzes de la forêt itinérants qui parcourent des centaines de kms où ils méditent.

Un simple panneau au bord du sentier indique que nous quittons la Thaïlande. Aucun contrôle. Nous sommes toujours en pays Karen un peuple qui se sent chez lui des deux côtés de la frontière. La rivière Suriya franchie sur un radeau en bambou que nous devons faire traverser en tirant sur une corde, nous arrivons en Birmanie. Nous sommes accueillis par mon ami Pawa qui a servi le chaman en tant que disciple dans sa jeunesse. Bilingue thai-karen, Il nous sert d’interprète. En 2011, Il a bien sûr suivi son maître avec sa famille. Par la suite, il a quitté la communauté de végétaliens suite à un différend avec Monnae. Depuis, sa maison à Letongku est habitée par sa nièce. C’est dans cette maison que je vais dormir avec les participants à mes treks. Assis sous des auvents, des centaines de fidèles chiquant la noix de bétel et portant la tenue traditionnelle, se sont déplacés de l’intérieur de la Birmanie et de la Thaïlande voisine pour célébrer cet évènement. L’armée birmane fait partie des invités.

Des ballons multicolores et des inscriptions an anglais et en karen ornent les maisons et l’entrée du temple. A notre surprise, nous ne sommes pas les seuls invités étrangers; huit membres de l’ethnie Hmong réfugiés aux Etats-Unis filment la fête. Ils sont venus par la route de Rangoun avec un laisser-passer délivré par un moine birman. Sont-ils là en mission ? Quelles sont leurs intentions véritables ? nous sommes dubitatifs. Nous sommes conviés à nous adresser à l’assemblée à la tribune, un moment fort ! Pa wa traduit en karen ce que je lui dis en thaï et moi, je traduis du  français vers le thaï. Le couple de voyageurs vit un grand moment! Tour à tour, les Hmong s’expriment tantôt en anglais, tantôt en Hmong. Le repas copieux est strictement végétalien. Nous sommes les témoins privilégiés que l’aura du chef religieux rayonne toujours.

fete rassemblant des karen de thailande et de birmanie en decembre
anniversaire du chaman

Des défenses d’éléphant convoitées

En août 2020, deux voleurs agissant en plein jour ont dérobé une des paires de défenses d’éléphant sacrées dans le temple de Letongku. On se demande comment ils n’ont pas été pris car les disciples du chaman vivent en permanence dans le lieu de culte. Les voleurs se sont enfuis à moto côté birman par une piste à travers des plantations de palmiers-aréquiers, puis ont traversé la rivière Suriya. Les deux malfaiteurs ont été arrêtés par les soldats du DKBA (Democratic Karen Buddhist Association) groupe armé dont la base est à Jedong à 40 km de Letongku en Birmanie.

Les défenses ont été restituées à la Border patrol police thaïlandaise, puis placées en lieu sûr dans dans les bureaux de l’administration du district où les fidèles, lorsqu’ils sont de passage en ville, viennent les révérer. Le mobile était vénal. Les voleurs ont avoué avoir agi sur commande d’un client chinois.

Les défenses devaient être expédiées par bateau de Birmanie jusqu’en Chine. Ce vol n’est pas une première car par le passé, l’ancien chef du village de Letongku les avait également dérobées, lui pour fonder un mouvement religieux.

Les autorités thaïlandaises

Des fonctionnaires de la Police des frontières (Border Patrol Police) vivent en permanence à Létongku où certains fonctionnaires ont pour mission d’éduquer les minorités ethniques, mais lorsqu’ils sont venus s’installer pour construire l’école primaire, ils ont dû faire face au refus catégorique du chef spirituel de permettre aux enfants karen d’apprendre le thaï et autres matières craignant que malheur et calamité ne s’abattent sur leur village. Tout cela fait partie du passé.

En conclusion, le culte Telakhon est un ordre syncrétique qui emprunte au bouddhisme son iconographie, son culte des reliques, son calendrier rituel pour partie, et certains de ses préceptes; au christianisme, la prophétie du retour d’un messie confondue avec Arimetreya, à l’hindouisme la vénération pour un gourou ascétique, l’interdiction de consommer les animaux d’élevage, et la divinisation de la nature (l’esprit des eaux). La communauté a su maintenir la tradition malgré les vicissitudes inhérentes aux villages situés près de la frontière birmane, malgré l’absence de successeur pour une durée de sept ans, après la mort du huitième chaman, l’isi Jae Ya, vacuum qui n’a pas empêché les adeptes de perpétuer les rites.

Références:

-Three pagodas, a journey down the Thai-Burmese border, Christian Goodden, Jungle Books 2002.

-Rapport de la Police royale thaïlandaise (Border Patrol Police) 1998: “le chaman de Létongku” remis à  Son Altesse royale la Princesse Sirindhorn.

-Jésus et Bouddha, destins croisés du christianisme et du bouddhisme. Odon Vallet. Espaces libres. Albin Michel

Auteur de l’article: Daniel Gerbault

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