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La Thaïlande, le pays au million d’amulettes

La Thaïlande, le pays au million d’amulettes

 Les amulettes tiennent une place importante dans la vie quotidienne de tous les Thaïs. Au cours de différentes missions, Christine Hemmet, ethnologue auteur de cet article a recueilli plus de cents objets de protection pour constituer un inventaire, aussi exhaustif que possible, de tous les types existants dont elle fait ici l’analyse. La forme de l’objet, ou ce qu’il représente, est loin d’être l’unique clef de sa fonction. Chaque amulette se définit par une combinaison de pouvoirs qu’apportent le spécialiste qui l’a fabriquée, les matériaux qui la composent, les formules qui la recouvrent, et l’indispensable cérémonie de sacralisation. Ces talismans sont une étonnante image de la religion populaire. Ils montrent le rôle important que jouent encore les esprits et les génies, mais aussi la façon dont les bonzes et le bouddhisme sont associés au pouvoir magique.

 Toutes les civilisations ont des amulettes, mais c’est probablement en Thaïlande qu’il en existe aujourd’hui un si grande variété. Plus de deux cents amulettes ont été régulièrement recueillies pour le Musée de l’Homme entre 1980 et 1988, au cours de différentes missions. Extrêmement populaires auprès d’une grande majorité de la population, on en trouve dans tous les temples, chez les marchands ambulants et dans des marchés spécialisés en amulettes. L’un des cadeaux les plus prisés, d’un homme à un autre, sera l’une de ces amulettes au pouvoir reconnu.

 Une seule histoire, qui concerne les Français, suffirait à illustrer le caractère miraculeux attribué à ces objets. Après l’attentat du Petit-Clamart, on a pu lire dans la presse thaïlandaise que le Général de Gaulle avait été sauvé grâce à une amulette, cadeau de l’ambassadeur de Thaïlande en France. Un article commente ce miracle : « le Général de Gaulle ne fut pas touché alors que les balles passèrent seulement à quelques centimètres de lui. Si pas un poil de sa jambe ne tomba cette fois-là, c’est bien grâce au talisman du Luang po Thuat qui l’avait sauvé sans faire de distinction de race, ni de religion ».

En bon bouddhiste, le Thaï sait que les actes de ses vies antérieures affectent sa vie présente. Mais des croyances bien plus anciennes lui font croire à un vaste monde des esprits et de génies qui peuvent être redoutables, ou protecteurs, selon le comportement que l’on aura envers eux. Ces esprits que l’on appelle Phi sont à l’origine de la plupart des malheurs et des maladies. Aussi la grande préoccupation de tous est de se les rendre propices, ou de s’en protéger pour lutter contre leurs méfaits.

 Objets protecteurs par excellence, les amulettes sont une étonnante image de la religion populaire, syncrétisme du bouddhisme, du brahmanisme et de l’animisme. Elles nous renseignent, d’une façon très précise, sur le rôle particulier que l’on fait encore jouer à ces divinités et génies et la place exacte qu’ils occupent dans la hiérarchie des pouvoirs.

On est ici assez loin de l’orthodoxie bouddhique. D’ailleurs un bonze célèbre du temple Suan Mok, le Vénérable Buttathat Pikku qui a eu une approche « socialiste » du bouddhisme a dénoncé ce culte des amulettes.

 Dans la religion populaire, le bouddhisme, le brahmanisme et l’animisme sont loin d’être en conflit, mais au contraire ils se renforcent mutuellement. D’une façon générale, le bouddhisme est utilisé par les villageois pour assurer une bonne réincarnation grâce à une accumulation de mérites. Le Bouddha n’ayant prescrit aucun rite pour les occasions importantes du cycle de la vie, le brahmanisme est resté le support des rites. L’animisme, quant à lui, est la préoccupation du quotidien, celle d’une relation constante avec les esprits pour se les rendre propices et lutter contre les dangers.

Le bouddhisme est tolérant, il a su intégrer en son sein une grande partie des cultes qui l’ont précédé. Il est, dans l’esprit de tous, leur seule et unique croyance et le Bouddha est toujours considéré comme supérieur à toute autre divinité. Aussi, comme les villageois font peu de distinction entre la religion et la magie, ils croient au pouvoir magique qu’il peut apporter et à sa puissance surnaturelle exceptionnelle. Les images du Bouddha sont donc des amulettes protectrices d’autant plus puissantes qu’elles contiennent un peu de

L’énergie, teja, que le Bouddha possède en abondance. Les bonzes sont, eux aussi, le plus souvent associés au pouvoir magique.

Quand on se promène dans ces immenses marchés qui regorgent d’amulettes de toutes sortes, en particulier à Bangkok près du Wat Mahathat, «  temple de la Grande relique » on est saisi par la diversité et le nombre illimité de ces objets.

La fabrication

 Les talismans doivent être fabriqués par des spécialistes détenteurs d’un pouvoir sacré. Avec les nombreux textes décrivant ces objets de protection et les formules rituelles nécessaires, il serait facile à quiconque de faire des amulettes. Pourtant celles-ci n’auraient aucune valeur. Elles demandent un fabricant aux pouvoirs surnaturels reconnus tels que le pouvoir sacré des bonzes ou la connaissance secrète que les spécialistes reçoivent de leur maître lors de l’initiation. Mais comment peut-on être certain de l’origine d’un objet quand on l’achète à un vendeur ambulant ?

En fait, chaque amulette porte les marques de son fabricant, des signes imperceptibles qu’une multitude de revues spécialisées décrivent à leurs lecteurs.

Ces détails de fabrication, garantie de l’authenticité, sont toujours recherchés le plus souvent à la loupe, par les acheteurs.

La liste des fabricants est impressionnante, la plupart étant des Luang Po ou bonzes vénérés à qui l’on a reconnu des pouvoirs surnaturels extraordinaires, guérisons, miracles et même déplacement dans les airs ou sur l’eau. Tout à fait particuliers à la Thaïlande, s’ils furent à l’origine peu courants, ils sont aujourd’hui extrêmement nombreux, chaque temple se considérant chanceux d’avoir un Luang Po au sein de sa communauté monastique, Vénérable qui va attirer les fidèles représentant une source de revenus indispensables pour le temple.

Ingrédients

 De nombreuses amulettes sont en matières agglomérées dont la composition reste les plus souvent inconnue. On sait aujourd’hui que furent brûlés de nombreux manuscrits pour les sermons sur feuille de palme (latanier) textes considérés comme éminemment sacrés.

Les amulettes du luang pu Sutcai de Chantaburi sont des phraparot, ce que l’on pourrait traduire par « mercure sacré » Un historien thaï, Phya Anuman Rajadhon a donné la recette de ce mercure solidifié qu’il a comparé à la pierre philosophale. Ces amulettes qui ont la propriété de devenir brûlantes quand on les frotte sur la peau, guérissent des fièvres et protègent des venins. Pour cela, il suffit de les garder dans la bouche ou de boire l’eau dans laquelle elles ont trempé. Elles semblent connues des spécialistes les plus anciens. Déjà, dans l’Inde brahmanique, le mercure, sperme de Shiva, était le roi des métaux.

 

Souvent, parmi des ingrédients figure la poudre des os recueillie après les crémations.

L’encre des tatouages a aussi une composition secrète selon le but demandé. Ainsi, pour lui donner un pouvoir agressif, elle doit être mélangée avec un peu de liquide qui coule d’un cadavre (nam man phaï en thaï).

De nombreux objets tirent leur puissance de l’énorme pouvoir, souvent dangereux, reconnu aux morts. Les bagues ou bracelets, appelés phirot, sont confectionnés avec un morceau de linceul, recouvert de formules, tordu puis noué d’une façon magique et laqué.

Les bois employés sont, eux aussi, très souvent liés au pouvoir des morts. C’est la raison pour laquelle on aime le bois des cercueils ou d’arbres abritant de puissants esprits. Par ailleurs, sont souvent utilisés les bois connus traditionnellement pour leur valeur thérapeutique. De nombreuses ceintures, en bois médicinaux, sont destinées à soulager des rhumatismes, des douleurs diverses ou des fièvres. On retrouve ce culte des arbres dans l’Inde brahmanique où il est répandu.

Aucune amulette n’aurait de pouvoir sans une indispensable cérémonie de sacralisation appelée » pluk sek » souffler le pouvoir magique. Elle peut être très courte et informelle, souffle de formules magiques ou signes avec le doigt. Le simple contact avec un bonze charge l’objet d’énormément de puissance. Aussi, certains fidèles placent les amulettes sous leurs coussins durant les sermons sans que ces religieux soient au courant.

Emplacement des amulettes

 Les amulettes sont portées autour du cou, autour de la taille, ou dans les poches de la chemise et du pantalon. Aucun de ces endroits n’est neutre. On en dispose toujours un nombre impair, de une à neuf et parfois plus ce qui est considéré comme bénéfique.

Les images du Bouddha sont toujours suspendues au-dessus des autres talismans.

Quant un homme met ou enlève son amulette, il doit le faire avec le geste de respect en murmurant une incantation ou la formule magique donnée par son fabricant.

Il ne doit jamais la mettre en position basse surtout si on devait marcher dessus ou l’enjamber.

 « Le bébé d’or » (kumanthong)

Il s’agit de deux minuscules poupées en bois rak » le bois amour »et yom »le bois respecté » contenues dans une petite bouteille d’huile de santal et du kumanthong. Ce sont des phi, des esprits puissants qui peuvent venir posséder des médiums. Traditionnellement, c’était un véritable fœtus d’une femme morte. De vieux traités expliquent sa fabrication et les rites qu’elle demande. Le fœtus doit toujours être mâle. Au moment où on le prend du ventre de sa mère, il faut lui parler pour qu’il accepte de venir : «  mon enfant, je t’aime beaucoup, je veux bien te prendre comme mon fils, viens vivre avec moi. » Ensuite on le fait sécher sur un feu selon un rituel précis, puis on le laque et le recouvre de feuilles d’or.

A la maison, kumanthong doit être élevé comme un fils et celui qui s’en occupe se considère comme son père. Il doit lui installer un coin avec des jouets, lui donner à manger et lui parler car il aime converser. Il ne doit pas le gâter sinon il devient paresseux. « Le bébé d’or » garde la maison en cas d’absence et peut aller quérir des nouvelles lointaines pour revenir les raconter, soit en parlant à l’oreille, soit en entrant dans les rêves. On peu t même l’utiliser comme arme pour se défendre. Jamais une femme n’a le droit d’y toucher.

Car les femmes ont un redoutable pouvoir destructeur des protections magiques. Elles sont écartées de la cérémonie de sacralisation des amulettes. Elles ne portent d’ailleurs que fort peu d’amulettes, si ce n’est des images de Nang Kuak, la déesse de la prospérité.

 Yantra

 La plupart des amulettes sont recouvertes de formules sacrées au caractère magique. Ces formules sont des mantra et des yantra dont l’origine est beaucoup plus brahmanique que bouddhique. Elles sont en alphabet khmer. On pense que les lettres seules ont des propriétés magiques. Ces yantra ( yan en thaï) sont eux-mêmes des amulettes que l’on se tatoue sur la peau ou que l’on imprime sur des étoffes et des plaques métalliques takrut.

 L’importance du linga

 Toujours liés à la fécondité, mais aussi fortement protecteurs, les talismans en forme de phallus sont extrêmement nombreux. Ils sont liés au culte du linga de Shiva. De nombreux jeunes gens et jeunes filles viennent régulièrement rendre hommage à Mae Thap Tim, le génie féminin du banian (en Inde cet arbre est consacré à Shiva) en lui offrant des amulettes phalliques. Tous demandent des enfants, mais aussi de rencontrer celui ou celle avec lesquels ils les feront.

De beaucoup plus petite taille, les palat khik sont destinés à être portés sur soi, autour de la taille. Il semblerait que l’on puisse traduire cette appellation par «  sexe accompagnateur ». Le type le plus courant représente un petit phallus en corail ou en ivoire. Il peut avoir des pattes et une queue ce qui est une représentation du lézard qui retient l’amour et permet de vaincre toutes les difficultés. Il est parfois associé au singe dans différentes positions. Le singe est une représentation du ling lom, le loris originaire de l’Inde, qui apporte agilité, et sens de la répartie. C’est aussi Hanuman, le singe blanc du Ramayana.

Grâce aux amulettes, les villageois démunis devant les forces obscures qui les entourent, tentent de se protéger. C’est la raison pour laquelle ces objets sont si populaires dans les campagnes thaïlandaises.

Christine Hemmet, ethnologue.